Nanard au Kamchatka

A Petropavlovski, perle du Kamtchatka, 

depuis plus de huit jours le blizzard s’époumone. 

Au zinc du Tovaritch, sirotant sa vodka, 

un ostrogoth barbu reluque la patronne. 

 

C'est un ancien mataf, un fameux maître-coq. 

Pendant plus de quinze ans, les ports du Pacifique, 

de Shangaï à Sydney, jusqu'à Vladivostok, 

ont connu, de Nanard, les cuites homériques. 

 

Éclos Rue de la Soif, au coeur de Saint-Malo, 

il n'avait jamais bu le moindre diabolo. 

Mais, trop de bonne chère affola sa bascule 

et son bel abdomen en devint majuscule. 

 

On le liposuça, pour pas cher, à Frisco.

— Qu’as-tu fait du bébé ? se marrait le bosco.

 

 

Il fut viré du bord à Petropavloski, 

pour une sombre embrouille avec le commissaire 

à propos, semble-t-il, d'un trop piètre whisky. 

Est-il meilleur endroit pour mettre sac à terre ? 

 

La neige y tient six mois, l'idéal pour le ski. 

En août on peut s'offrir un instant balnéaire. 

Mais l'ancien coq, modeste autant que Moussorgski, 

peu tenté par les sports, n'en avait rien à faire. 

 

Il préférait glander au zinc du « Tovaritch », 

qui fleurait le cigare et le mauvais sandwich.

 

On y causait ruscoff, chinois, jap, amerloque. 

La princesse des lieux s'appelait Natacha. 

Elle avait la joue rose et des quinquets de chat. 

Il en devint cinglé. Était-ce réciproque ? 

 

 

Pas sûr. Car la divine aimait les beaux ruscoffs, 

glabres et sémillants sous l'habit militaire. 

Elle en pinçait surtout pour un certain sous-off, 

au crâne éblouissant, au menton volontaire.

 

On se souvient ici que Nanard est barbu. 

Si la barbe, souvent, signale le poète 

— voyez Victor Hugo, Tristan Corbière, Ubu 

(Ubu, ce n'est pas sûr, mais la rime est parfaite) —

elle apparaît parfois comme un lourd handicap. 

Un mataf aguerri sait arrondir les caps. 

L'ostrogoth se rasa sans le moindre état d’âme 

et par la même occase, il se tondit le chef, 

s'enduisit de ''sent-bon'', se brossa les dents. Bref,

se la joua play-boy pour séduire la dame.

 

 

Nul ne le reconnut au zinc du « Tovaritch ». 

L'accorte Natacha s'enquit de sa commande. 

En globich, il opta pour une bloody-bitch 

et vit dans l’œil bleuâtre une lueur gourmande.

 

«  Sailor ? demanda-t-elle en posant le cocktail.

– Yes. French. From Saint-Malo. I work in the cuisine. »  

 

In petto, il se dit :  « Et voilà le travail. » 

Mais déjà trois russkoffs dragouillaient la frangine. 

 

« Qu'ont-ils de plus que moi ? » se demanda Nanard,

cependant qu'au-dehors redoublait le blizzard.

Ce mois de mai prenait des tronches de novembre. 

Après trois bloody-bitch, il rejoignit sa chambre.